«Appelez-moi Ishmael»

12 Avril 2020, 09:28

JOURNAL D'ÉPIDÉMIE

«Appelez-moi Ishmael»

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 11 avril 2020 à 18:01

Bruno-Pascal Chevalier lors d'une manifestation contre les franchises médicales devant le ministère de la Santé en avril 2008. Photo François Guillot. AFP

 

«Call me Ishmael.» C’est la première phrase de Moby Dick, le roman d’Herman Meville. Le Pequod a coulé. Tout son équipage a disparu sous les flots quand la mythique Baleine Blanche que poursuivait le capitaine Achab a enfoncé sa coque. Seul un homme a survécu. Et quand on lui demande son nom, il répond «Appelez moi Ishmael».

Ce qui signifie que son nom n’a aucun intérêt, aucune importance. La justification de son existence, dorénavant, est seulement d’inscrire le nom des morts dans la mémoire collective.

J’adore ces quelques mots. Ils me mettent les poils. «Call me Ishmael», mon nom importe peu. Je suis celui qui a survécu, pour parler de ceux qui eux n’ont pas survécu.

Je me suis réveillé ce matin et comme dans la baignoire je tentais de sortir du brouillard du Covid, qui m’obsède H24 (je m’endors en lisant des articles sur ses effets sur la microcirculation, je me réveille en lisant les messages des collègues travaillant dans les ehpad du coin…), Facebook m’a rappelé de souhaiter l’anniversaire d’un ami, Bruno-Pascal Chevalier.

Bruno-Pascal Chevalier aurait eu 57 ans. S’il n’était pas mort en décembre 2012, au lendemain d’une marche contre l’homophobie. Bruno-Pascal était ce militant homosexuel, travailleur social et activiste, atteint du sida, qui en janvier 2008 avait entamé une grève des soins pour combattre et dénoncer les franchises sur les soins de Nicolas Sarkozy, défendues avec zèle par Roselyne Bachelot. L’année précédente, j’avais mené la pétition contre ces franchises, sans succès. Les médias n’avaient d’yeux que pour la lutte entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, et le thème principal choisi par la candidate censée porter les valeurs de la gauche n’était pas le social, mais… l’identité nationale et le drapeau. Avec le succès qu’on sait.

Il avait donc fallu la mise en danger de mort d’un homme pour que les caméras se tournent vers lui, que le sujet fasse l’ouverture des journaux télévisés. Nous nous sommes battus côte à côte, un temps, et les médias nous ont adorés. Le militant homosexuel revendiqué, avec sa coupe de cheveux très particulière de Riquet à la houppe, sa voix à la fois précieuse et extrêmement grave de fumeur de Gitanes, ses fringues badass. Et, à ses côtés, le médecin généraliste propre sur lui dans son loden, égrenant les chiffres, démontrant que derrière un discours de maîtrise économique de bon père de famille, porté par Sarkozy, Fillon et la clique, nous assistions au démantèlement d’une sécurité sociale solidaire, pièce par pièce.

Plutôt que de taxer les stock-options à l’égal des salaires, comme l’avait proposé le président de la Cour des comptes d’alors, (Philippe Séguin, pas vraiment un dangereux bolchévique), Sarkozy avait décidé de taxer les malades, de piocher des pièces jaunes dans les poches des sidéens, des cancéreux, des accidentés de la vie et du travail. Ces sommes cumulées, qui semblaient ridicules aux puissants, pouvaient représenter pour les faibles la différence entre la vie et la survie. Qu’importe, la machine néolibérale était en route, comme s’en réjouissait en 2007 Denis Kessler, ancien vice-président du Medef, ancien directeur général d’AXA : «Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement Sarkozy peuvent donner une impression de patchwork… A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux… Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance.»

Ne jamais croire – je parle pour les jeunes générations – qu’Emmanuel Macron représente un «Nouveau Monde». Son projet n’est que la continuité sous un vernis de com assez médiocre d’un projet très ancien, celui de remettre les gueux à leur place, de leur reprendre tout ce qui fut conquis de haute lutte. Un pays qui stocke des lacrymogènes et des LBD pour tirer sur le peuple, plutôt que des protections pour les soignants, n’a aucune leçon de maintien à donner à personne.

On se dira, me lisant, que je dévie beaucoup, dans cette chronique, de la crise actuelle. Pas du tout. Si Bruno-Pascal était là, son rire ferait tomber tous les masques, celui de Roselyne Bachelot relookée en sainte, Roselyne Bachelot qu’il avait poursuivi dans les allées de Solidays et qui avait dû fuir avec son escorte devant un seul homme, malade, chétif, à la voix éraillée, qui à lui seul incarnait la honte de sa position. Ceux de tous ces pantins grisâtres pour qui vos vies de rien ne sont qu’une ligne sur un bilan comptable. Celui de tous ces représentants de la gauche qui te firent la cour. De François Hollande, qui promit d’abolir les franchises, de Marisol Touraine, qui décida de laisser disparaître le stock de protection contre une pandémie, de Catherine Lemorton, qui brandit dans l’hémicycle les centaines de milliers de signatures que nous avions patiemment recueillies, et une fois aux affaires s’assit sur les espoirs des petites gens, et dirige aujourd’hui la réserve sanitaire…

Si nous nous sommes trouvé l’un l’autre, si nous avons fait chemin ensemble un temps, c’est probablement que nous avions pressenti, comme quelques autres, où ce rouleau compresseur nous mènerait.

Hier donc, Facebook, qui ne connaît pas la mort, m’a rappelé de te souhaiter bon anniversaire, Bruno-Pascal. Ironie du sort, l’excellent Daniel Schneidermann m’avait invité ce jour-là pour parler de la pandémie, des mensonges et des injonctions contradictoires du gouvernement, dans son émission Arrêt sur Images. Douze ans après nous avoir invités tous les deux pour expliquer notre lutte contre les franchises. Nous t’avons dédié l’émission. Je ne sais pas ce que tu penserais de ce moment si particulier.

«Call me Ishmael.» Je suis là aujourd’hui pour rappeler à ceux qui t’ont probablement oublié que des hommes se sont levés, et ont payé le prix, pour tenter d’éviter le désastre que nous affrontons aujourd’hui.

 

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